'Devenir'
ESCA, Milhaud.

Le devenir dépend des circonstances dans le sens le plus large du mot. Chaque devenu a une origine contingente. L'histoire du devenu est pleine de relations avec le non-devenu. Pour bien comprendre le devenu il ne faut pas seulement énumérer ses propriétés et définir les circonstances actuelles, mais il faut aussi se rendre compte de tout ce qui y est lié dans son devenir; donc de ce qui est non-devenu. Non seulement en opposition au devenu, mais aussi en englobant le tout dans l'espoir de toucher à ce qui est “en profondeur”. 
Dans cette exposition, je montre, entre autres, une construction réalisée à partir de 46 tableaux peints, qui s'appelle ”Abris”. Les tableaux sont utilisés comme des panneaux ou des briques pour former trois volumes. Le côté peint des tableaux est tourné vers l'intérieur de ces espaces. A plusieurs endroits, il y a des ouvertures dans ces constructions et par quelques-unes on peut y entrer. Mais cela demande un certain effort; il faut se pencher, se mettre à genoux ou même à plat ventre. Les abris ne semblent pas être bien réfléchis, mais semblent être plutôt le résultat d'une improvisation dans une situation de grande urgence. En plus, dans les abris, on n'est pas à l'abri : la construction est fragile et les ouvertures sont trop nombreuses ou trop grandes. Est-ce un devenir hasardeux que nous propose l'artiste ? Si on regarde dans le dictionnaire au mot "devenir" on trouve “passer à un autre état" et “acquérir une qualité” et on peut supposer que ce travail nous montre que le devenir a besoin d'instabilité et d'une ouverture vers l'extérieur.

La construction “Abris” n'est qu'une des 15 constructions que j'ai conçues sur ordinateur pour l'espace ESCA. Les constructions non-devenues sont montrées, en même temps que la construction devenue, à l'aide de dessins d'ordinateur, dans une plaquette. Souvent le devenir d'une forme et non pas d'une autre, ne dépend que d'un événement minime et aléatoire. Pour bien comprendre l'essentiel de la forme devenue il faut la remettre dans le contexte des formes non devenues.

J'utilise donc l'ordinateur pour réaliser virtuellement les possibilités multiples de l'utilisation de mes toiles. Cela n'est possible que par la nature même des toiles que j'appelle chaotiques.

Mes toiles sont peintes à l'acrylique dans de longues séances de peinture, couche après couche après couche. Des épaisseurs, des écoulements, des taches. Tout cela pour arriver à un état chaotique de la peinture. A ce moment-là la peinture possède une qualité d'infini, aussi bien dans le temps (l'artiste pourrait continuer de la peindre sans changer l'essentiel) que dans l'espace (un assemblage de plusieurs tableaux ne change pas vraiment l'essentiel non plus, ni d'ailleurs un agrandissement vingt fois supérieur).

La peinture est une liaison entre tout ce qui se trouve au fond de moi-même et ce qui est, en même temps, loin de moi dans la vie quotidienne. Elle est l'expression de l'essence humaine. Là je ne trouve pas une vérité mais plusieurs. La peinture est comme un rite, où je me rends compte que la vérité n'existe pas. Le chaos, dans le sens de l'existence simultanée de plusieurs vérités, est le seul ordre véritable; le début et la fin, le tout et le rien en même temps.

Le hasard et l'intuition prennent une place importante dans l'acte de peindre. Je continue à peindre jusqu'à ce qu'il ne soit plus possible d'attribuer aux peintures une interprétation autre que celle du chaos. La vérité absolue n'existe pas, mais dans la réalité de tous les jours il est quand même continuellement nécessaire de formuler des vérités personnelles. Etant peintre, j'exprime ma volonté de me placer dans la réalité sociale en utilisant les peintures de chaos comme éléments de base pour des travaux composés. Là dedans je dévoile une partie de ma vérité personnelle. Dans chaque construction nouvelle, à laquelle participe un tableau, une autre vérité possible est actualisée.

Je montre pour la première fois aussi quelques tableaux encadrés et accrochés au mur. Dès le début cette présentation classique a été une des possibilités, mais je l'ai toujours rejetée parce que je ne voulais pas d'une réception de mon travail bornée au seul regard pictural. D'autres approches sont possibles.

Mes tableaux ne sont pas tellement différents les uns des autres. Ce sont d'abord des tableaux comme vous et moi sommes d'abord des êtres humains. Nous nous distinguons par quelques propriétés physiques, mais surtout par notre vécu. Ce n'est pas exactement pareil, mais mes toiles ont aussi un vécu qui est important quand on entre en relation avec elles. C'est pour cela que j'ai mis une fiche à côté des tableaux, avec les données stockées dans l'ordinateur et qui rend compte de ce vécu.

Sur les murs de l'ESCA on trouve des agrandissements de dessins d'ordinateur. Ces présentations graphiques sont obtenues en manipulant les données de mes constructions et celles de l'espace ESCA. Cela peut donner une vue avec simple superposition des différents projets de constructions dans laquelle les originaux sont à peine reconnaissables ou des images plus étranges sans relation apparente avec l'original, dont elles sont tirées.

Ces images sont en quelque sorte un retour de la mise en ordre vers un état plus chaotique, donc à un état dans lequel le devenir aura plus de possibilités de développement que dans la situation qui existait auparavant. C'est un acte volontaire, qui a produit ces images rappelant, ce qu'on appelle dans les sciences naturelles, les attracteurs chaotiques. Cela me plaît, parce que ces attracteurs sont le symbole de la coexistence du chaos et de l'ordre, sans lequel chaque devenir serait impossible.

Juin 1995.